Sunday, May 30, 2010

Arabico, t. 1 - Liberté par Halim Mahmoudi

L’opinion l’affirme, les statistiques le confirment, l’immigrant français est d’abord Algérien. En effet, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSÉÉ) nous informe qu’en 2006, les Algériens étaient au premier rang en ce qui concerne l’immigration avec un total de 691 361, suivis des Marocains. Au total, le nombre total de migrants maghrébins en France était de 1 551 781 ou 30 %.[1] Il est intéressant de constater le retournement du peuplement colonial, c’est la France qui voit installées sur son territoire, depuis les années 1980 des populations maghrébines d’une importance égale à celle de sa tentative de peuplement pendant l’époque coloniale.[4] C'est d'un jeune homme, issu de cette population immigrée maghrébine que parle Halim Mahmoudi dans le premier volume, Liberté de sa série Arabico.

En France, c’est en partie grâce aux politiques d’immigrations que les Maghrébins sont la plus grande minorité ethnique dans l’Hexagone. Par contre, depuis les années 1980, le renouveau de la xénophobie politique et populaire en France a encouragé la relance et la reconstruction du modèle traditionnel de la citoyenneté.[2] Les élites politiques prétendaient offrir le statut citoyen à part entière dans la nation aux minorités advenant que leur origine ethnique soit gardée hors de la sphère publique, donc qu’elle soit exprimée individuellement au lieu de collectivement.[3] Le renouveau de la xénophobie en France a sans aucun doute eu un impact sur ses politiques d’immigration, et du fait même sur la vie des immigrants et leurs enfants. Depuis les années 1980, le sujet de l’immigration suscite de vifs débats, en partie grâce aux relents des débats sur l'identité nationale encouragés par un virulent nationalisme. Les expulsions injustifiées, les atteintes au droit d’asile, les lois visant à contrôle les flux migratoires et la réforme de l’accès à la nationalité en sont des signes. Ses réformes visaient-elles explicitement les résidents en fonction de leur origine maghrébine, et surtout algérienne?[5]

Dans Liberté, Halim Mahmoudi, un français d’origine algérienne nous raconte l’histoire d’un jeune homme surnommé l’abricot qui a malencontreusement perdu sa carte d’identité. Cet incident perturbe gravement le personnage principal qui se questionne dès les premières planches sur son identité : est-il Français, Arabe, les deux, maghrébin? Il choisit de répondre méditerranéen. Dans le récit, nous apprenons à connaître les membres de sa famille, ses amis et les autres habitants de la banlieue. Les thèmes principaux sont donc la vie dans les banlieues : fréquents contrôles policiers, la pénurie des emplois et problèmes de criminalité, mais aussi les plaisirs quotidiens passés en famille et avec les amis; tout comme la difficulté à comprendre son identité en tant qu’enfant d’immigrant.

Mahmoudi ajoute à sa bande dessinée dite d’auto-fiction des aspects de sa vie personnelle et des histoires qui lui ont été racontées par des gens qui vivent la même situation afin de démontrer l’impact des discussions sur « l’immigration qui fait peur », « l’échec de l’intégration » et « les sans-papiers ».[6] Il nous raconte le revers de la médaille des discours sur l’immigration : la vie dans les banlieues françaises pauvres et l'impact du discours sur l'identité nationale.

Le volume de Mahmoudi entrecoupe les discours populaires et politique sur l’immigration en y intégrant sa perspective grâce au dessin. La bande dessinée paraît dans une période de discussion sur l’identité nationale, voulue homogène, en France. Malgré le fil narratif parfois très difficile à suivre, il est possible de percevoir plusieurs aspects de la vie dans les cités pour un jeune homme arabe. Comme le dit Mahmoudi : « Arabico est un cri de révolte en ce sens où il est un récit social, sur une réalité qui n’est pas facile à vivre tous les jours ».[7] Il est intéressant que Mahmoudi ait laissé les dialogues comme ils les auraient entendus, en mélange de français et d’arabe (avec des traductions en bas de page).

Malgré le « renversement de l’histoire », depuis les débuts de la colonisation il existe dans la société française une différence entre les notions de « citoyen » et « individu », d’où le clivage entre le « Français de souche » et le Français issu de l’immigration.[8] Le premier tome de la trilogie Arabico (vols. 2, Égalité et 3, Fraternité à paraître) permet dans une certaine mesure de constater le sort des enfants d’immigrants maghrébins en France, illustre les anxiétés qu’ils peuvent ressentir et les injustices auxquelles ils font face. Le récit d’auto-fiction de Mahmoudi incite le lecteur à s’interroger sur les questions d’identité nationale, de l’immigration et donne le goût de se pencher sur la réalité des cités françaises.

Éditions Quadrants - coll., Astrolabe

[1] http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATTEF02158
[2] Marianne Amar et Pierre Milza, L’immigration en France au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1990. p. 36,
[3] David Blatt, « Immigrant Politics in a Republican Nation », dans A. Hargreaves et M. McKinney, éd., op. cit., p. 31.
[4] Charles-Robert Ageron, « L’immigration maghrébine en France : un survol historique ». Vingtième siècle. Revue d’histoire, vol. 7 (juillet-septembre 1985), no. spécial : Étrangers, Immigrés, Français, p. 59.
[5] Patrick Weil, Liberté, égalité, discriminations, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 2008, p. 23.
[6] http://www.france2.fr/bd/index.php?page=bd-bande-dessinee-dossiers&id_article=1007
[7] http://www.france2.fr/bd/index.php?page=bd-bande-dessinee-dossiers&id_article=1007
[8] Dalila Azreki, L’immigration. La France : terre d’asile ou Eldorado?, Biarritz, Séguier, 2008. p. 30-31.

Monday, May 24, 2010

Mourir partir revenir. Le jeu des hirondelles : par Zeina Abirached

Née en 1981 à Beyrouth Est au Liban, Zeina Abirached a vécu sur la ligne de démarcation qui divisait la ville en deux pendant la guerre civile. Son roman graphique Le jeu des hirondelles, publié en 2007 nous relate l’histoire de la vie dans l’immeuble où résidait sa famille et les quelques voisins qui refusaient de partir. L’idée d’écrire ce volume lui est venue en effectuant des recherches dans les archives de l’INA. Elle trouva un reportage de 1984 démontrant un petit groupe de Libanais qui avait choisi de demeurer dans un quartier dangereux malgré les bombardements incessants et le danger des francs-tireurs. Dans la vidéo, la grand-mère de Zeina Abirached dit au journaliste : « Vous savez, je pense qu’on est quand même, peut-être, plus ou moins en sécurité ici ».

Le Liban devint un mandat français après la Première guerre mondiale. Elle reçut son indépendance en 1943 et Beyrouth devint la capitale. La ville devint rapidement un centre intellectuel, économique, culturel et touristique pour le monde arabe. Malheureusement, cette effervescence du Liban ou plus précisément de Beyrouth se ternit à cause d’une guerre civile qui débuta en 1975 pour se terminer en 1990. La guerre a entraîné d’une part la division de la ville et d’une autre part le départ ainsi que la mort de plusieurs de ses habitants. À l’Ouest vivaient majoritairement des musulmans tandis qu’à l’Est la population pratiquait le christianisme. En 1982, l’armée israélienne attaqua la ville et la mis sous siège. La ville subsista une destruction sévère, d’ailleurs sa reconstruction persiste depuis 1990.

Dans Le jeu des hirondelles, l’auteure nous raconte une soirée passée dans l’entrée de l’appartement avec des proches dans l’attente du retour de ses parents. Ces derniers visitaient un membre de la famille qui habitait à quelques rues de leur résidence lorsque des bombardements les empêchèrent de retourner à la maison. Dès le départ, Abirached capte l’attention du lecteur grâce à ses merveilleuses illustrations de Beyrouth Est en 1984. Les illustrations permettent de comprendre et de ressentir le climat qui servira de fil conducteur tout au long de l’oeuvre. Grâce à quatre images, Abirached nous démontre ce qu’il aurait pris des dizaines de pages à écrire.La jeune Abirached et les personnages principaux se retrouvent dans l’entrée « plus ou moins sécuritaire » vue dans la vidéo. En attente du retour des parents d’Abirached, nous rencontrons les habitants résilients de l’immeuble qui se mettent à l'abri des obus dans l’entrée de l’appartement. Ensemble, ils vivent à la fois la détérioration de leurs conditions et le partage d’un espoir. Plusieurs détails de la vie de chacun sont explorés : la vie avant la guerre, les relations familiales et la vie de tous les jours. Les personnages du roman graphique ont tous perdu quelqu’un, soit à cause de l’immigration ou du décès ou quelque chose, à cause des privations occasionnées par la guerre. L’œuvre est ainsi ponctuée d’un sentiment d’angoisse ressentie par rapport à l’attente du retour des parents Abirached, du prochain bombardement ou de la perte de chacun. En contraste à ce sentiment, il est aussi possible d’entrevoir les moments de bonheur partagés par le groupe.

Les illustrations de Zeina Abirached dans Le jeu des hirondelles puisent leur force dans leur simplicité et dans les nombreux détails. La subtilité de l’œuvre laisse aisément transparaître les émotions et les relations humaines. À caractère autobiographique, l’œuvre témoigne d’une réalité complexe : celle de la vie pendant la guerre et de la menace constante. Par contre, les habitudes quotidiennes comme l’esprit d’entreprise de Chucri, le plaisir du bon whiskey apporté par Monsieur Khaled, l’arrosage des plantes chaque mercredi pour Ernest et le sfouf d’Anhala démontrent au lecteur que malgré la tragédie la vie continue.

Le style d’Abirached peut facilement nous faire penser à celui de Marjane Satrapi : deux femmes du Moyen-Orient avec un talent pour le noir sur blanc et qui illustre le thème de la guerre. Par contre, cette comparaison facile ne permet pas de tenir en compte de grandes différences et de la richesse de l’œuvre d’Abirached (ou de Satrapi). Les grandes différences se retrouvent dans le traitement : Satrapi nous offre une analyse très politique tandis que Abirached illustre l’intime et l’espace familial.

Le jeu des hirondelles est une œuvre exceptionnelle parce qu’elle nous raconte la violence d’un événement historique grotesque sans le faire de manière indécente. Somme tout, comme la vidéo de 1984 qui l’a inspiré, le roman graphique de Zeina Abirached expose l’ampleur de la dévastation de la guerre, le courage de l’humain et l’importance pour plusieurs de l’attachement à la patrie. Le jeu des hirondelles démontre l’ensemble de ces aspects, mais les insèrent dans contexte intimiste illustré merveilleusement.


Éditions Cambourakis